HEIMDALLR

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HEIMDALLR

L’un des dieux les plus énigmatiques du panthéon nordique, Heimdallr n’a laissé pratiquement aucune trace dans la toponymie, bien que sans doute un poème eddique lui ait été exclusivement consacré, le Heimdallagaldr , dont il ne reste malheureusement qu’un seul vers, assez obscur d’ailleurs, où il est donné pour «le fils de neuf mères». À première vue, on serait donc tenté de tenir ce dieu pour une création purement mythique. Toutefois, de nombreuses théories ont été avancées pour justifier son existence, notamment par B. Pering, J. de Vries et G. Dumézil. Ce pourrait être un dieu maritime, à cause de ses neuf mères (trois fois trois vagues); un dieu solaire, puisqu’il est réputé habiter Himinbjörg (Monts-du-Ciel) et qu’on le dépeint comme l’«Ase blanc» ou «le plus brillant des dieux»; ou un dieu lunaire, car il est le veilleur des dieux qui jamais ne ferme l’œil et qui est doué d’une ouïe si fine qu’il entend pousser l’herbe dans les champs et la laine sur le dos des moutons. Aussi est-il le meilleur garant de la protection des dieux et des hommes contre l’approche des puissances du mal et de la destruction. Tous ces détails ne vont pas sans évoquer Janus, Mithra ou Varouna; en vérité, comme ceux-ci, Heimdallr est une figure d’une grande beauté poétique: le grand Ase blanc, son lur (la trompe nordique ancienne) Gjallarhorn (littéralement, corne hurlante) dans la dextre, guette au pied du pont Bifrost (l’arc-en-ciel) qui mène du monde des hommes à celui des dieux. Jusque-là, tout semblerait concourir à faire de lui une déité céleste.

Mais une tradition toute différente ouvre une piste qui ne laisse pas de rendre perplexe. Elle est rapportée dans un grand poème eddique, fortement marqué d’influences celtiques, la Rígsthula , qui présente Heimdallr comme responsable non seulement de l’existence des hommes, mais aussi de l’organisation de la société en trois «classes» bien distinctes. En passant chaque fois trois nuits successivement avec «Aïeule», «Grand-Mère» et «Mère», Heimdallr-Rígr engendre Thraell (Esclave), Karl (Homme) et Jarl, de qui proviendront les «classes» des esclaves, des hommes libres et des jarls (partant, des rois). Texte extrêmement curieux pour le sociologue, la Rígsthula pose plus d’un problème, le principal étant de savoir pourquoi c’est précisément Heimdallr qui y intervient. Se fondant sur ce texte et sur d’autres éléments, G. Dumézil a cru devoir conclure que Heimdallr personnifiait l’origine de tous êtres et de toutes choses; il répondrait donc à d’autres figures indo-européennes qui sont également initiatrices de la totalité des êtres. Cette opinion peut être rapprochée de tout un complexe, lui aussi hautement poétique et fondamental, d’idées et de théories qui tournent autour de l’arbre (un if ou un frêne) Yggdrasill. La religion nordique ancienne a su trouver, avec cet arbre, une image d’une puissance évocatrice et synthétique remarquable. Yggdrasill unit les neuf mondes existants puisque ses racines plongent dans les enfers et que sa cime touche le ciel. De plus, il est expressément donné comme la source de toute vie, de tout savoir et de tout destin: de toute vie, parce que ses racines sont aspergées de l’argile primitive (aurr ), qui rend toutes plantes fécondes, et qu’il est inlassablement parcouru du haut en bas d’une multitude d’animaux aux fonctions symboliques; de tout savoir, parce qu’à ses pieds coule une fontaine (ou repose un puits) sur laquelle veille le géant Mímir (dont le nom n’est sans doute pas sans rapports avec le latin memor ), réservoir inépuisable de sagesse antique et de science sacrée où Ódhinn lui-même n’a pas craint de mettre un œil en gage pour participer à la divine connaissance; de tout destin, enfin, car les trois Normes, ou arbitres suprêmes de toute destinée, siègent à son ombre, près d’une seconde fontaine (ou puits), Urdharbrunnr. De plus, il n’est pas exclu qu’Yggdrasill ait «récupéré» la valeur symbolique et la fonction d’une autre saisissante création mythique du Nord, le serpent de Midhgardhr (Midhgardhsormr), qui tient le monde en place en le serrant dans les anneaux de son corps — tout comme fait Yggdrasill en le soutenant de ses branches. Quand Midhgardhsormr se déroulera (quand Yggdrasill s’effondrera), le monde périra. Or Midhgardhsormr porte un autre nom (qui s’apparente étymologiquement à une autre création germanique s’appliquant délibérément, elle aussi, à un arbre sacré, Irminsul, le gigantesque pilier): Jörmungandr, qui signifie proprement «baguette magique colossale».

Divers détails donnent à penser que Heimdallr pourrait tout simplement être la personnification, la déification anthropomorphique, d’Yggdrasill: d’abord son nom qui, quelle que soit sa graphie (avec un ou deux l), renvoie à l’idée de soutien, de pilier du monde; puis le fait que son lur, sa trompe, s’appelle Gjallarhorn; c’est également le nom de la corne à boire du géant Mímir, et l’identité est ici trop parfaite pour être forfuite. Si l’on retient l’identification entre Yggdrasill et Jörmungandr, la kenning déroutante relevée dans une strophe scaldique citée par deux sources différentes (la Saga de Grettir et le Landnámabók ), et qui appelle «tête de Heimdallr» le fer d’un glaive ou d’une lance, trouve alors une élucidation immédiate: Jörmungandr étant aussi le grand serpent, sa tête a la forme d’un fer de lance, et la série Yggdrasill-Jörmungandr-Heimdallr va de soi. Enfin, il est dit que Heimdallr interviendra surtout à la fin du monde, au Jugement-des-Puissances (Ragnarök ) pour sonner de son lur et appeler les dieux au combat suprême. C’est aussi au Ragnarök qu’Yggdrasill se mettra, selon la Völuspá , à frémir de toutes ses branches avant de s’effondrer. Il faut ajouter que les neuf mères de Heimdallr évoquent les neuf mondes supportés par Yggdrasill et que l’argile pure qui arrose les racines de ce dernier est aussi blanche que le dieu.

Mais, surtout, Heimdallr-Yggdrasill présente des caractéristiques chamanistes convaincantes, l’axe de sa pénétration dans le monde des esprits étant le poteau central de la yourte que le chaman considère comme son «cheval» pour ses voyages surnaturels. Or Yggdrasill signifie proprement «coursier d’Ódhinn» (dont Yggr est un autre nom) et depuis longtemps on a souligné les propriétés chamanistes d’Ódhinn. On se trouve donc là en présence de tout un complexe de notions et de représentations foncièrement constitutives de la religion nordique ancienne.

Ainsi, il semble bien que Heimdallr représente une idée centrale et fondamentale dans la vision du monde, réel et spirituel, qu’avaient les anciens Nordiques: dans cet univers où la lutte pour la vie et, partant, le culte de l’énergie sont des nécessités inéluctables, quel plus beau modèle trouver qu’un de ces magnifiques sapins de Norvège ou de Suède défiant toutes les intempéries, qui sont les sièges permanents d’une vie intense et dont l’effondrement a effectivement quelque chose d’apocalyptique? Et qu’y a-t-il de plus naturel, de plus tentant que d’en trouver, en la personne de Heimdallr, une figuration splendide: origine, soutien et destin universels?

Encyclopédie Universelle. 2012.

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